Dans les coulisses de la renaissance de René Boivin, joaillier mythique du XXe siècle - Article du Figaro
Ils se réunissent parfois dans ce petit bureau anonyme de la rue de la Paix. De la fenêtre, en penchant la tête, on aperçoit les devantures des grands joailliers et, au fond, la colonne Vendôme. Ici, l'historienne Juliet Weir-de La Rochefoucauld et le spécialiste de bijoux anciens Olivier Baroin retrouvent le président du comité Boivin, Thomas Torroni-Levene. En dehors de ces sessions parisiennes, le trio travaille principalement à Genève où se situe leur caverne d'Ali Baba, c'est-à-dire les archives de la maison René Boivin.
Le nom et le fond de ce merveilleux joaillier du XXe siècle ont été rachetés en 2019 par le grand-père Torroni. « Un marchand de pierres précieuses et de bijoux anciens, connu comme le loup blanc dans le milieu de la joaillerie, précise Olivier Baroin. La précédente propriétaire, Nathalie Hocq Choay (ex- Cartier et Poiray, NDLR), a gardé la marque pendant une vingtaine d'années, et a reçu beaucoup de sollicitations de rachat. Soucieuse de l'avenir de cette institution, elle a choisi son acheteur. »
Si les Torroni se réjouissent d'avoir remporté la mise, ils ont surtout eu la bonne surprise de mettre la main sur des archives beaucoup plus vastes qu'espéré. «Il y avait quelques bijoux, mais aussi 25000 dessins et études, des plâtres, des maquettes, des livres de comptes, des inventaires de stocks, des carnets de commandes, des milliers de correspondances... », liste Thomas Torroni-Levene, qui travaille pour l'entreprise familiale de négoce et a, par ailleurs, pris à bras-le-corps depuis quatre ans le «chantier » Boivin.
Il épluche patiemment les documents récupérés. Il traque aussi les témoignages de personnes encore vivantes ayant eu à faire, de près ou de loin (artisans, descendants, clients...), aux dirigeants de la marque au cours du XXe siècle. Enfin, avis aux amateurs, ils cherchent chez les particuliers des bijoux qui pourraient être certifiés et photographiés pour figurer dans le futur livre, qui se veut une référence, en préparation avec Juliet Weir-de La Rochefoucauld.
Jusqu'à ce que les Torroni en deviennent les dépositaires, pour une raison inexplicable (ou au moins inexpliquée), ces archives sont restées inexploitées, voire inconnues (certains avertis doutaient même de leur existence). En conséquence, les expertises de bijoux anciens attribués à Boivin reposaient sur « des faisceaux d'indices » comme disent les professionnels et des documents très parcellaires. Beaucoup de bagues, broches et bracelets - la plupart du temps non signés - ont donc été certifiés de façon erronée, faisant finalement flancher sa cote. Voilà donc aujourd'hui le premier chantier de Thomas Torroni-Levene : « Mener des expertises rigoureuses et complètes, rassurer le marché et remettre la marque sur son piédestal », dit-il.
Fondée à la fin du XIXe siècle par Jules-René Boivin, la maison a la particularité de s'être imposée grâce à des femmes, à contre-courant de la domination masculine qui régnait alors autour de la place Vendôme. Jeanne Boivin, sœur de Paul Poiret et jeune veuve du fondateur, prend avec brio le relais de son mari et se révèle une femme d'affaires - et de goût - avisée, bientôt secondée par sa fille Germaine. « Elle crée, avec ses dessinatrices (Suzanne Belperron, dans les années 1930, puis Juliette Moutard jusqu'en 1970), des bijoux de femmes aux caractéristiques bien différentes de celles de ses concurrents, écrit l'experte Évelyne Possémé, dans le catalogue de la mémorable exposition du Musée des arts déco à Paris, « Bijoux Art déco et avant-garde » (2009) dont elle était la commissaire. Admiratrice de l'Art nouveau, elle a fait siennes les caractéristiques développées en son temps par René Lalique : importance de l'architecture, bijoux en volume. La géométrie ou le machinisme ne l'ont jamais inspirée, même si elle se sentait plus proche du mouvement moderne que des joailliers de la place Vendôme. (...) Massifs, ses bracelets et ses bagues sont des sculptures qui s'inscrivent dans l'espace. Ses matières, le cristal de roche ou l'agate, sont taillées à la perfection, sans arêtes vives et tranchées, mais avec des arrondis sensuels et voluptueux. »
Avec ses associations de matières et de couleurs audacieuses, et sa vision artistique du bijou, Boivin attire l'élite européenne et internationale (en particulier américaine), comptant parmi ses clients des personnalités politiques et culturelles, de l'impératrice du Vietnam à Marc Chagall, de la socialite Millicent Rogers à Louise de Vilmorin, de Cecil Beaton à Jean d'Ormesson, de Paul Iribe à Diana Vreeland. « En plongeant dans les archives, on constate une audace et une modernité inaltérées, mais aussi une continuité dans la création même après Suzanne Belperron et Juliette Moutard, avec les créatrices Marie-Christine de Lamaze puis Marie-Caroline de Brosses (dans les années 1970-1980), Ghislaine d'Entremont et la dernière en date, de 1989 à 1999, Sylvie Vilein », raconte Olivier Baroin. Certains modèles emblématiques, comme le bracelet Selle chinoise, les broches Feuille persane ou Étoile de mer, les bagues Toit ou Quatre corps, ont traversé le siècle sans prendre une ride.