Son style était sa signature

Qui es-tu Oliver et quand as-tu découvert Suzanne ?

Ma passion pour la joaillerie s’est révélée j’avais quinze ans à peine, alors que je suivais un cursus classique et me préparais à passer mon bac de français. Au grand dam de mon père, je décidai en 1983 d’abandonner le lycée pour passer le concours de la Haute Ecole de Joaillerie rue du Louvre à Paris.  J’obtins mon diplôme de bijoutier en 1987 et à dix-huit ans, je commençai à travailler dans de grands ateliers comme Pery. En parallèle je suivais des cours d’histoire de l’art pour pouvoir m’installer dix ans plus tard en tant que joaillier-antiquaire à Paris dans le 16e arrondissement. En atelier je travaillais essentiellement sur les pièces de commande que je dessinais puis réalisais pour une clientèle élitiste. Parallèlement, je me suis peu à peu familiarisé aux techniques anciennes pour me spécialiser dans la restauration de bijoux de collection, l’expertise de pièces d’orfèvrerie, de sculptures, de mobilier, d’objets d’art. En 2001 j’intégrais la chambre européenne des experts conseils en œuvre d'art. Contre toute attente,  c’est à l’occasion d’une succession en 2007 que je découvris les archives de Suzanne Belperron dans un appartement parisien situé à Montmartre. Je connaissais peu cette artiste dont on disait qu’elle était «  la seule créatrice à pouvoir se permettre de ne pas signer ses œuvres, tant son style était tout simplement inégalable». J’avais pu découvrir certaines de ses pièces chez mon amie Miriam Mellini, courtier,  négociante en perles et diamants, dont la culture s’étendait bien au-delà des créateurs. Chez elle, j’avais pu découvrir le catalogue de vente des bijoux de la Duchesse de Windsor. 


Le 23 septembre 2008, les archives redécouvertes dans l’appartement Montmartrois (comprenant tous les effets personnels de la créatrice, y compris les fameux registres de rendez-vous tenus au jour le jour de 1937 à 1974) ont fait l’objet d’un contrat de cession sous seing privé, à mon profit, par le légataire universel de Madame Belperron. Dans ce contrat enregistré à Versailles le 1er octobre 2008, l’héritier me mandatait pour pérenniser - entre autres - « […] l’avenir de l’expertise de toute l’œuvre de la créatrice». En 2011, je publiai avec Sylvie Raulet la première monographie sur l’artiste, issue de la volonté de rendre accessibles au plus grand nombre les innombrables informations découvertes sur le travail de la créatrice. Sylvie Raulet & Olivier Baroin, Suzanne Belperron, Antique Collector’s Club / Bibliothèque des Arts, 2011 En 2012 je rejoignais l’Union Française des Experts comme spécialiste de Suzanne Belperron.

Qu'est-ce qui distingue le style de Suzanne Belperron (1900-1983) ?

Peut-être faut-il repréciser qu’après avoir obtenu le premier prix de l’école des Beaux-arts de Besançon en 1918,  Madeleine Suzanne Vuillerme a débuté sa brillante carrière en 1919 (alors qu’elle avait à peine 19 ans) aux côtés de Jeanne Boivin qui l’avait engagée pour succéder à son mari en tant que dessinatrice modéliste. Treize années plus tard, Suzanne, devenue Madame Jean Belperron, - bien que codirectrice de la Maison Boivin depuis 1923 -, éprouvait une certaine lassitude à voir ses créations se refléter dans le miroir du défunt René Boivin. En février 1932, elle démissionna, laissant derrière elle une empreinte littéralement inaltérable, le « style Belperron » était ancré dans l’ADN de la maison. 


Singulière, son œuvre se traduit par des créations aux lignes épurées, mais pour le moins sensuelles voire charnelles. A partir de pierres de couleurs qu’elle choisit pour leur beauté plutôt que pour leur valeur, elle imagine des bijoux à contre-courant des créations de son époque - pour la plupart anguleuses en platine serti de diamants - . Coloriste hors pair, Suzanne Belperron réalisera avec audace des bijoux d’avant-garde : ses modèles révolutionneront le monde de la parure, mettant à l’honneur de nouvelles matières dans des proportions qui parfois effleureront la démesure ! Ses bijoux, pour certains quelque peu exubérants, n’en demeurent pas moins élégants, car jamais sa créativité n’outrepasse la limite du bon goût. Là est la clef du mystère Belperron.

Quelle a été sa contribution à l'histoire de la joaillerie ?

Suzanne Belperron a révolutionné le monde de la joaillerie comme Coco Chanel celui de la couture : c’est sans doute une des raisons pour laquelle Monsieur Lagerfeld lui vouait une telle admiration. Son style est en soi inégalable car elle avait un don inné pour apprécier les proportions, assembler les matières et jouer des mariages de couleurs. Elle pouvait se permettre de bousculer les « vieux codes » de la joaillerie classique : Madame Belperron avait du goût ! Aussi, elle n’avait pas besoin de suivre des règles ancestrales pour créer. 


Ses compositions aussi harmonieuses qu’inhabituelles, aussi chics qu’avant-gardistes, se destinent à des femmes indépendantes, émancipées, libres de porter en toutes circonstances ce qu’elles aiment quand elles le veulent. Ce sont des bijoux dessinés par une femme moderne pour des femmes modernes. Toute sa carrière durant, de 1932 à 1971, vous remarquerez d’ailleurs que ses bijoux illustrent sans discontinuer les couvertures de magazines de la presse féminine qui font et défont la mode (Le Figaro illustré, Femina, Vogue ou Harper’s Bazaar), mais aussi les pages de L’Express, du Herald Tribune ou du Toronto Star. Contrairement à la plupart des grands joailliers, elle n’a jamais jugé nécessaire de signer ses œuvres, ayant pour seule devise : « mon style est ma signature ».  Cet adage est aujourd’hui plus évident que jamais : porter un bijou Belperron est d’évidence le « nec plus ultra » ; c’est un style, une allure, un chic reconnaissable sans avoir besoin d’afficher la moindre signature. L’âme et l’esprit de la joaillière se ressentent tant dans ses créations qu’elles sont en soi inimitables. 


À la seule force de son talent inouï, Suzanne Belperron a intégré le cercle des figures féminines les plus modernes, les plus éclairées du XXe siècle et compte toujours parmi les plus recherchées au XXIe.

Quelles sont ses créations les plus emblématiques et l'utilisation la plus innovante des matériaux ?

Toutes les créations de Suzanne Belperron sont emblématiques tout simplement parce qu’aucune ne ressemble à aucune autre. De chacune émane la forte personnalité de la créatrice, ce qui explique l’engouement du marché. Dès lors que l’on resitue les choses dans leur contexte, on comprend qu’ il était peu commun dans les années 30 de composer une parure avec des pierres dites  à l’époque « semi précieuses », précieuses et / ou parfois même ornementales : des matières minérales mais aussi végétales ou animales. De la bague en bois surmontée d’un saphir à la broche en ivoire  rehaussée de coraux, en passant par le fameux papillon monumental serti de cabochons d’émeraudes et de diamants, … toutes ses créations sont parmi les plus innovantes. 

Outre les volumes généreux, les techniques de sertissage atypiques, elle affectionnait tout particulièrement certaines matières comme la calcédoine, l’agate blond et le cristal de roche, sans oublier cet or qui se voulait parfois jaune d’or, amati, fort en titre, et qu’elle qualifiait « d’or vierge », tel l’or des Scythes … tout la démarquait des autres joailliers.

Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs l'importance de ces archives Belperron et ce qu'elles racontent sur l'histoire de Suzanne ?

Selon la rumeur, Suzanne Belperron avait brûlé ses archives mais ce n’était qu’une légende… Découverts en décembre 2007, ses effets personnels sommeillaient dans cet appartement situé au pied de la butte Montmartre -lequel était resté fermé depuis son décès en 1983-,  vingt-quatre ans plus tard. Son mobilier, sa bibliothèque, ses sources d’inspiration, toute sa vie s’entassait là pêle-mêle. Parmi une multitude de dessins, ébauches, maquettes, plâtres, croquis, correspondances et photos personnelles, se trouvaient de nombreux articles de presse contresignés et ses registres de commandes tenus au jour le jour de 1937 à 1974. 

Au fil des pages se succèdent  les principales Cours d’Europe, le monde des arts, celui de la finance et le gotha du monde entier : tous se déplaçaient à Paris pour solliciter celle qu’ils considéraient comme la créatrice de bijoux la plus talentueuse de son temps. La traçabilité des clients comme des commandes s’avère d’une importance  capitale, d’autant que ses bijoux - si recherchés aujourd’hui - n’étaient jamais signés. Les archives sont donc constituées de plâtres, d’esquisses et de gouaches par centaines et de  toute sa correspondance autant de documents qui retracent sa vie, son œuvre,  son parcours professionnel au travers de sa vie personnelle. 


Sur 7 500 pages de registres se croisent quelque 6 730 clients au fil d’environ 45 000 rendez-vous. L’exploitation de ces documents me permet de retracer l’origine d’un bijou, d’identifier les clients et authentifier tout bijou qui - soit pour des raisons techniques (bijou en pierre dure) soit à cause de l’usure du temps- ne comporte aucun poinçon d’atelier. Un bijou non authentifié peut ne représenter que quelques centaines d’euros alors que ce même bijou accompagné de son certificat peut représenter plusieurs dizaines de milliers d’euros, d’où l’importance capitale de faire référencer et certifier chaque pièce. A titre d’exemple, une bague Belperron en argent et pierres fines est passée en vente à Paris en novembre 2017, faute d’attribution, estimée  600 à 800 euros par un Commissaire-priseur elle était adjugée  3.700 euros. 

Quelques mois plus tard, son acquéreur me la confia pour expertise, après recherches dans les archives, j’ai pu authentifier ladite bague et établir son certificat. En octobre 2018, la bague certifiée a été reproposée à la vente à Neuilly avec une estimation de 8.000 à 10.000 euros, elle a été adjugée  75 000 euros avec son certificat.

Comment l'appréciation de ses œuvres a-t-elle évolué auprès des collectionneurs ?

Les pièces les plus fascinantes n’apparaissent pratiquement jamais sur le marché de l’art (en dehors de quelques pièces exceptionnelles comme celles découvertes lors de la vente de la duchesse de Windsor). 

Le marché Belperron se destine à des collectionneurs érudits, parfois capricieux souvent friands d'exclusivité. Il est un peu comparable au  marché des tableaux : quand un Picasso a été « vu », plus rares sont les grands collectionneurs qui s'y intéressent ; a contrario, la découverte  suscite toutes les convoitises. 

Dès lors, si une pièce a été présentée au grand public, elle est considérée « vue » et en conséquence moins convoitée. 


En ma qualité d’expert, je constate que les grands collectionneurs aiment acheter sous le sceau de la discrétion et en toute exclusivité. Ainsi, lorsqu’une une pièce m’est confiée à la vente, aucune photo ne doit dès lors circuler ; un acheteur potentiel est contacté, il se rend à Paris a partir d’une description sommaire (sans même savoir ce qu’il va découvrir) et l’affaire se conclue habituellement en quelques minutes.

Pour un collectionneur, quelle est la différence de prix entre une pièce conçue de son vivant et la Maison actuelle propriétaire de ses dessins ?

En tant qu’expert en bijoux anciens, je n’ai pas qualité à apprécier une pièce de facture contemporaine. On ne saurait comparer des bijoux modernes issus de la CAO (conception assistée par ordinateur)  à des pièces réalisées à la main sur mesure. Il est important de préciser que Madame Belperron réalisait, quasi systématiquement et au préalable, un dessin personnalisé prenant en considération la morphologie de sa cliente, sélectionnant ses pierres une à une pour cette dernière.

Quel est l'avenir des pièces Belperron sur le marché des enchères / marché secondaire ?

Les résultats de vente des pièces les plus emblématiques sont toujours aussi exceptionnels ; plus la pièce est intéressante, plus le prix s’envole. Ce qui séduit moins désormais sur le marché, ce sont les pièces les plus courantes, celles déjà vues ou les productions les plus tardives (1970-1983) : le goût des acheteurs est de plus en plus « aiguisé ». Belperron a atteint des sommets certes,  mais a en croire les archives, au fond de certains coffres dorment encore des pièces littéralement spectaculaires qui nous réservent sans doutes de résultats pour le moins stratosphériques.

Peux-tu nous dire quelques conseils pour ceux qui veulent commencer à collectionner Suzanne ?

Je pense que les broches comptent parmi les pièces les plus emblématiques de l’œuvre de Suzanne Belperron. Quoi de plus chic, de plus élégant, de plus raffiné qu’arborer une de ses sublimes broches sur le revers d’un tailleur ou sur le haut d’une épaule ? Pour une femme, comme pour un homme d’ailleurs, porter ainsi un « Belperron », c’est afficher un caractère, c’est représenter l’artiste tout en s’appropriant  son style. Monsieur Lagerfeld était d’ailleurs en cela sans doute son meilleur ambassadeur.